Le Tanezrouft, entre infini et confinement

vendredi 1er mai 2020
par  Jean-Paul Liégeois
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Le désert semble l’espace de liberté par excellence. Mais quand on y part à deux ou à plusieurs, on vit ensemble sur quelques m², ce qui est un véritable confinement. Cette opposition m’a toujours frappé. Il s’agit d’ailleurs de bien s’entendre. Après quelques semaines dans le Sahara, si tout s’est bien passé humainement, c’est que l’on est de véritables amis. Pour toujours.
Ci-dessous j’ai écrit ma première confrontation avec le Tanezrouft, désert absolu, lors de ma deuxième mission saharienne en 1984. A l’époque, pas de mobile, pas de GPS un contact avec la Nature franc et net. Nous n’étions que deux. Russell, s’il fut mon mentor, fut également un de mes plus grands amis et sa disparition en 2008 m’attriste toujours profondément même si c’est la vie. Ce texte concerne une petite portion de temps, insignifiante mais constituante. Pendant ce confinement, ce moment m’a sauté au visage. En cette période un peu lourde, avec un temps maussade depuis quelques jours, j’ai pensé que le le partager avec vous mettrait un peu de rêverie dans nos esprits confinés.
Jean-Paul



Le Désert. Le Sahara. Une sérénité, une impression d’immuabilité, d’éternité, s’empare du voyageur qui, immanquablement s’il est enclin à quelque rêverie, va faire corps avec le vide qui l’entoure. Seule la petite brise d’est, rarement absente, glissant sur la peau restée nue, va maintenir en éveil l’esprit caressant le paysage immobilisé par le soleil et écoutant à toute force le silence absolu qui domine la situation de sa haute stature. Heureuse petite brise qui, par son frôlement sur la joue, simule la vie.

A Reggane, dans le grand sud algérien, s’étend le Tanezrouft, le pays où il n’y a rien. Pas un arbre, pas un brin d’herbe, pas une souris, quelques ondulations parsemées parfois de petits galets constituent le seul support pour imaginer un peu de mouvement. On voit très loin dans le Tanezrouft. Jusqu’à ce que le paysage disparaisse avec la rondeur de la Terre. Mais à quoi bon ? On ne voit rien. Seuls les véhicules, aux abords de la piste transsaharienne, laissent leurs traces marquées légèrement dans le sable dur. Dans le sable mou, c’est plutôt de profondes ornières avec de temps en temps des traces de fouilles désordonnées de part et d’autre. Les pelles ont dû venir au secours des quatre roues motrices, vaincues. Du coup, les chauffeurs, les conducteurs, voire les pilotes, contournent ces zones de fesh-fesh et continuent leur route plein sud le long de la piste qui, d’ailleurs, n’existe que par ces traces de pneus qui s’étendent sur plusieurs kilomètres de large. Bel exemple d’auto-naissance et d’auto-entretien. Pourquoi passer plutôt à gauche qu’à droite ? Dans une région aussi sablonneuse, il vaut souvent mieux prendre des décisions rapides et ne pas ralentir. S’arrêter sans choisir une petite bosse à galets ou en tout cas un îlot un peu dur, c’est se condamner à sortir tôles et pelles…

En quittant Reggane, ville algérienne du grand sud algérien aux portes du Tanezrouft donc, à la tombée de la nuit, nous sommes partis trop à droite, trop à l’ouest devrais-je dire. Après quelques dizaines de kilomètres, la direction nous a semblé bizarre. Comme la luminosité devenait faible, nous avons décidé de bivouaquer et de reporter le problème au lendemain. Je commençais à être rodé pour le bivouac. Depuis Alger, nous avons déjà campé quatre fois. Le rituel est simple. Nous arrêtons la Land Rover dans un endroit plaisant – ici dans le Tanezrouft, cela signifie un sol pas trop mou et en dehors des traces de véhicules. D’ici à ce qu’un camion roulant de nuit débouche, tous ses chevaux dehors, sur notre campement, non merci ! Se faire écraser dans le désert serait une fin rare peut-être, grotesque certainement. La voiture est orientée nord-sud pour nous servir de paravent au cas où le vent d’est forcirait. Nous sortons les lits de camp et les sacs de couchage, la table et les chaises pliantes, le bois que nous avons pris soin de ramasser dans le nord, et le tour est joué.

Dormir à la belle étoile, voilà une expression qui prend tout son sens dans le Tanezrouft. Quelle beauté que le ciel sans aucun écran, ni de vapeur d’eau, ni de poussière, ni de pollution, ni de lumière. La multitude d’étoiles semble dominer le noir, Jupiter éblouit et, en l’absence de la lune, trône tel le chef des dieux romains. La voie lactée, dont les enfants de nos villes ne soupçonnent même plus l’existence, forme ici un ruban qui, si l’on pense qu’il s’agit de notre galaxie vue sur la tranche, nous ferait presque pleurer de bonheur par la beauté du spectacle. Elle nous permet aussi de reprendre conscience de ce que nous sommes, un esprit tout petit, à la durée de vie très proche de zéro, mais qui embrasse l’immensité même si ce n’est que pour une poignée de minutes. La réalité cède sa place au rêve, si graduellement que les deux se fondent merveilleusement dans le souvenir.

La nuit, vite tombée, comme toujours sous les tropiques, nous oblige à nous affairer à la lueur de la lampe à gaz qui vibre sur la table de camping, ou, à plus de quelques mètres de ce centre lumineux, de celle d’une torche. J’apprécie fortement d’avoir emporté une de ces lampes frontales que les spéléologues affectionnent. Russell, vieux Saharien, s’obstine à utiliser une lampe de poche classique – halogène insiste-t-il – et qu’il porte autour du cou comme un pendentif. "Ici, c’est l’antithèse d’une grotte !" m’a-t-il dit, "et de toutes manières, ce genre de prothèse est incompatible avec un chèche". Il est vrai que depuis notre arrivée dans le grand sud, son chèche, un genre de grand turban saharien typique des Touaregs, ne le quitte quasiment plus. J’ai envisagé d’en porter un également mais depuis que Russell m’en a expliqué le principe, je suis quelque peu refroidi, ce qui est déjà un résultat. Mon compagnon de mission m’a en effet expliqué que le chèche, s’imprégnant de sueur, devient humide. La sécheresse de l’air et le soleil ont tôt fait de l’évaporer, ce qui provoque un appel de calories, l’évaporation étant une réaction endothermique, autrement dit qui consomme de la chaleur, entraînant une baisse de température du cuir chevelu. Une adaptation locale du principe de base de la transpiration paraît-il. Soit. J’essayerai plus tard.

Le dîner fut à l’aune du Tanezrouft, très simple : spaghetti, sauce tomate concentrée, corned-beef et, quand même, des oignons achetés à Reggane. Ce spaghetti fut une merveille. Comme quoi, l’interaction entre une appréciation et le milieu environnant est primordiale. Vérité triviale certes mais trop souvent méprisée. Manger un tournedos Rossini dans une pièce bruyante et surchauffée ou boire un grand cru dans un verre à bière réduit presque à néant le plaisir que devraient donner ces magnifiques préparations. Ce doit être un facteur qui réunit le sujet et l’environnement. Je dirais que :
Plaisir= (qualité du mets + qualité de l’environnement) x (interaction mets – environnement).
Tout étant égal par ailleurs, un Cahors semblera toujours meilleur à Cahors et un Floc de Gascogne en Gascogne. Ce spaghetti m’a bien plu, donc. Le Bergerac qui l’accompagnait, aussi.

Le vide du Tanezrouft est intellectuellement très fertile. En réalité tout autant. Le jour où il repleuvra ici, m’a dit Russell, ce sera une nouvelle Beauce. Le désert quasi total du Tanezrouft est une cuvette aux pentes extrêmement douces d’un diamètre de près de 500 kilomètres de diamètre. C’est le fond d’une ancienne mer intérieure qui a progressivement disparu par évaporation, comme le lac Tchad actuellement qui ne représente plus qu’une petite partie de la vaste étendue d’eau d’il y a quelques milliers d’années. Au Crétacé, du temps des dinosaures, le Tanezrouft communiquait même avec la Méditerranée. A l’échelle des temps géologiques, ce qui nous paraît à nous immuable, fixe, éternel, change et se métamorphose !

Après la corvée vaisselle, repu, fatigué, je me suis glissé dans mon sac de couchage. Il devait être neuf heures ou neuf heures un quart. Je me suis endormi avant d’avoir pu compter les étoiles sur une surface que j’avais estimée à un centimètre carré.

Au réveil, nous nous apercevons que les traces que nous avons suivies la veille, si elles sont bien marquées, montrent quand même quelques signes de lassitude. Elles ne sont pas de cette semaine, ni même de l’année dernière. Elles ont plusieurs années, voire plusieurs dizaines d’années. Russell m’apprend qu’il doit s’agir des traces laissées par les camions de l’expérience d’explosion nucléaire française des années cinquante. Plus de trente ans après, elles sont toujours là. Immuabilité. Permanence. Un petit vieillissement bien sûr. Heureusement d’ailleurs, car ce diagnostic nous enjoint de faire demi-tour et de rejoindre la piste du Mali pour atteindre notre but, l’Adrar des Iforas, au Mali.

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1952, Russell Black, In Ecker, futur site d’expérience nucléaire au Hoggar en Algérie, 600 km à l’est du Tanezrouft